Séoul lui avait ouvert les bras.
Après un vol rapide durant lequel on ne lui posa pas la moindre question malgré ses yeux cernés, ses blessures et le tampon improvisé qu’il avait gardé dans ses narines tout au long du trajet, voilà qu’il était arrivé à la capitale. Plus rien ne le rattachait à Jeju, à cette enfance qu’il ne regrettait pas d’avoir achevée abruptement, à ces pêcheurs qui ne faisaient que de parler dans son dos, à ces enseignants qui de toute façon n’avaient plus rien à leur apprendre.
Non, tout Séoul lui était offert sur un plateau d’argent alors que son passé était déjà derrière lui.
Son père était mort, l’arme du crime quelque part dans la mer. Sa mère, il apprendra quelques années après qu’elle s’était donné la mort dans les suites de cette tragique soirée. Plus rien ne le retenait.
Et sa nouvelle vie commençait.
Yeong-Hwan était un jeune garçon intelligent et au demeurant tout à fait charmant si l’on omettait les blessures qui abîmaient son doux minois dans l’immédiat. Il savait que dans ce monde, il était impossible d’obtenir quoi que ce soit sans faire le moindre sacrifice et celui qu’il décida de faire pouvait sembler immonde pour ces gens qui avaient de quoi survivre chaque jour.
Il vendit son corps à ces hommes et ces femmes en manque de compagnie, ces gens sans morale qui appréciaient de coucher avec un jeune adolescent dans le besoin. Oh, ce ne fut pas compliqué pour lui de trouver où s’installer pour proposer ses services, lui dont l’inexpérience attirait sans doute plus qu’elle n’aurait dû. Oui, ce n’était pas difficile de trouver de la clientèle, dans les ruelles où les clubs de strip fleurissaient à foison, et chaque soir, il investissait une nouvelle chambre d’hôtel, au bras d’un nouveau partenaire qu’il quittait au petit matin. Il était vite devenu réputé, ce fils de pêcheur, jeune et désirable, ce garçon qui acceptait tous les fantasmes en échange d’une liasse de billets, cet adolescent qui n’avait qu’une seule et unique règle : il était interdit de le marquer.
欲
望
Peu à peu, son nom était sur toutes les lèvres dans le milieu. Il était impossible de ne pas le connaître, lui dont l’air flegmatique était séduisant, lui dont l’élégance exacerbée malgré sa jeunesse attirait tous les regards, lui dont la vivacité d’esprit charmait même les plus hauts de ce monde qui rêvaient d’en faire leur escort personnel. Beaucoup étaient ceux qui lui avaient proposé de rester à leurs côtés, offrant à Yeong-Hwan l’opportunité de devenir leur amant secret en échange de sommes exorbitantes, de foyers luxueux et de tout type de faveurs qui feraient pâlir de honte les dieux qu’il ne priait même plus. Mais jamais il n’avait accepté. Il était ce genre de garçon, volatile mais parfaitement lucide. Il n’était qu’un jouet dans les mains de ces êtres qui ne rêvaient que de ce qu’il incarnait pour l’heure.
Cette beauté qui semblait éternelle en son sein était aussi éphémère qu’une fleur. Oui, ses couleurs éclatantes finiraient par fâner et sans doute que dès lors qu’il aurait atteint la vingtaine, ces gens qui lui promettaient la lune finiraient par se piquer sur les épines d’une autre rose et l’abandonneraient lui, la plus ravissante des fleurs qu’ils aient jamais rencontrée, pour lui trouver un substitut.
Oui, Yeong-Hwan n’était pas stupide, il n’était qu’un objet remplaçable parmi tant d’autres et jamais il ne ferait l’erreur de s’offrir à un seul et unique homme.
Mais la sécurité et la simplicité avaient fini par lui ouvrir leurs bras.
Le jeune garçon n’était pas devenu plus raisonné quant à ses colères qui le prenaient d’assaut dès que les lèvres venaient laisser des suçons sur sa peau. Il avait toujours ces ecchymoses en horreur et malheureusement pour lui, un homme finit par deviner son petit manège. Lui, le gamin au cul qui valait des millions, n’était pas aussi doux et inoffensif que ça au lit, Gabriel l’avait bel et bien compris.
Gabriel était un archange, le premier messager de Dieu dans la Bible que Yoku avait pris la peine de lire pour sa culture générale. Lié au pouvoir de la parole, il était la force de Dieu et c’est en ces mots qu’il s’adressa au pauvre petit garçon perdu.
“Je sais ce que tu fais. Viens travailler pour moi et je couvrirais tes arrières. Tu auras un toit qui ne bougera pas, de la nourriture chaque jour, tu ne seras pas obligé de travailler tous les jours. Tu seras protégé.”
Cette main qui lui avait été tendue, Yeong-Hwan l’avait saisie. Il avait suivi cet émissaire des cieux à travers les rues pour découvrir son nouveau lieu de travail.
堕
落
放
棄
Gabriel, était le gérant d’un des plus grands clubs de striptease de la ville et occasionnellement de l’un des réseaux de prostitution et d’escorting les plus anciens de tout Séoul. Il avait sous la main plus de 150 âmes qui vendaient leurs corps pour lui, dans la ville comme dans sa périphérie.
Il l’avait pris sous son aile et s’était chargé lui-même de son enseignement, sachant pertinemment que l’adolescent alors âgé d’à peine seize ans avait l’étoffe pour le remplacer un jour à la tête de cette organisation parfaitement illégale. Il lui avait appris les bonnes manières en haute société, pour devenir l’escort parfait que tout le monde s’arracherait. Il lui avait inculqué la discrétion, celle qui faisait de lui une simple décoration pourtant indispensable aux côtés de ces hommes et de ces femmes qui s’arracheraient son corps pour une nuit. Il lui avait enseigné d’autres langues pour que celle de la chair ne soit pas la seule à son arsenal. Il lui avait montré ce qui plaisait, ces astuces qu’il avait lui-même apprises au fur et à mesure de sa carrière.
Et bien vite, il en avait fait une arme de séduction létale, une de ces créatures qui déliait les langues en usant de la sienne.
C’était lui qui avait appris au jeune enfant de la mer qu’il était capital de garder son prénom pour soi et pour quelques élus triés sur le volet. Oui, désormais ce vil tentateur laissait derrière lui ce nom qui lui avait été donné à sa naissance.
Yeong-Hwan n’était plus.
Yoku était né.
Yoku (japonais) : Yokū (欲 ·慾 ) est l'esprit de l'amour dans la mythologie japonaise. Le mot "Yoku", qui signifie le désir, décrit trois divinités qui sont : Tonyoku , Gayoku et Unyoku, et qui représentent l'avidité, la cupidité et l’égoïsme.
Il n’avait rien de japonais, mais quand Gabriel lui avait enseigné cette langue, il en était tombé amoureux. Et voilà, il avait embrassé cette seconde nature qu’il s’était découverte à la capitale. Entre les murs de ce club, Yoku était devenu un informateur de renom, celui à qui les plus riches livraient leurs secrets les plus sombres alors qu’il les chevauchait de son corps à la silhouette longiligne et séduisante. Jamais il n’avait failli à la tâche, jamais. Et Gabriel l’avait couvert quand encore et encore il avait chatié ces gens qui se croyaient au- dessus de l’unique règle qu’il avait érigée. Ils étaient pourtant prévenus… Mais à se prendre pour un démiurge, comme Icare on finissait par s’y brûler les ailes n’est ce pas ?